Bonjour, je m’appelle Lucie, j’ai 11 ans et je suis spéciale. Certains diront que je suis cinglée, mais je pense être juste différente. Depuis quelques mois, j’ai des «bips» dans ma tête et parfois même des voix. J’ai aussi des problèmes d’odorat. Des odeurs fortes dérangent mon nez. Mes parents m’ont emmenée voir une spécialiste. Une dame très gentille qui me pose des tas de questions et me lit des histoires. Elle s’appelle Sandra. On se voit chaque mercredi après-midi. À part ça et cette sensation étrange de vivre dans un flou, j’ai une vie merveilleuse. Mon papa et ma maman sont des parents formidables, ils m’écoutent toujours quand j’ai une question, et m’encouragent dans tout ce que je fais. Je sais déjà ce que je ferai quand je serai grande : infirmière. J’irai dans d’autres pays soigner les enfants malades, découvrir d’autres cultures. Je ferai le tour de la Terre, je remplirai ma tête d’images fabuleuses et je les partagerai avec mes parents à chaque retour. Je m’occuperai d’eux moi aussi quand ils seront vieux. Peut-être que je me marierai et que j’aurai des enfants ; mes parents seraient tellement heureux !

Aujourd’hui, c’est le dernier jour d’école. J’aime les vacances scolaires mêmes si mes amies me manquent. Parfois, certaines viennent me voir, mais elles ne sont pas très bavardes. Il arrive qu’une d’entre elles renifle sans arrêt, mais je ne sais pas pourquoi. Je crois qu’elle chouine. Quand tout le monde est parti, je suis envahie par la satisfaction d’une belle journée d’échange. Je m’étale sur mon lit, un sourire niais collé aux lèvres et je regarde le plafond. Il s’ouvre comme par magie et j’y vois l’infini. Un monde vaporeux avec des papillons après lesquels je cours, des champs de blé et des formes humaines glissant lentement vers moi, des étoiles filantes quand la nuit tombe, une douce brise qui m’enveloppe et soulève mes cheveux. Mes poumons se remplissent pleinement jusqu’à ce que l’air inspiré soit relâché, emportant avec lui le moment de bien-être de cette inspiration. Puis, plus rien. Le jour suivant arrive et je revis chaque fois des instants d’un tel bonheur qu’ils me paraissent irréels. Ils sont si bons. Je trouve la vie si belle.

Oh non ! Voilà que les «bips» dans ma tête s’accélèrent. J’entends de nouveau ces voix et de l’agitation dans ma tête. Je suis tirée de ce monde aérien, de cette lévitation, cette pesanteur que j’aime tant. Sandra demande à mes parents de rester dehors. Hors de cette pièce où tout se passe. Je ressens de violentes douleurs dans ma poitrine, comme de l’électricité. Ça fait mal. Je crie «maman, ne les laisse pas me faire ça ! Ça fait mal !» Mais je crie dans ma tête et elle ne m’entend pas… Des odeurs désagréables entrent dans mon nez. Elles sont familières, elles me rappellent un lieu. Puis les «bips» ralentissent et la pièce se vide. Sandra s’en va. Quelqu’un entre, j’entends chouiner. Puis ma tête redevient silencieuse. Je suis une petite fille cinglée.

C’est mercredi, Sandra me lit une histoire. Je ne sais pas pourquoi elle continue à me poser des questions, je ne lui réponds jamais. Mais ça lui fait plaisir, on dirait. J’entends le bruissement des pages l’une contre l’autre quand elle les tourne. Quand j’entends un «clap», je sais que c’est la couverture qui se referme et que l’histoire est finie. Sandra s’en va, puis mes amies viennent me rendre visite. J’entends chouiner. Je me demande pourquoi ça chouine tout le temps. La vie est si merveilleuse, comment peut-on perdre autant de temps à chouiner ?

Aujourd’hui, les «bips» ne me quittent pas, mais ils sont réguliers et je me sens plutôt bien. Les voix se sont tues. Je bulle, je flotte. Je pense à toutes ces choses formidables que je ferai autour du globe. Maman m’a promis de m’acheter un atlas et la planète Terre en lumière. Vous savez, ce globe lumineux qui tourne sur lui-même comme notre belle planète ! Mais j’ai du mal à rêver aujourd’hui. J’ai mal à la gorge. J’ai certainement avalé de travers. C’est coincé dans ma gorge, ça me gêne. Je ne sais pas que ça peut être. Papa et maman sont là et me disent que ça passera et que bientôt je ne sentirai plus rien. Sandra est revenue. C’est curieux, elle ne vient jamais le soir. J’entends mes parents discuter avec elle, lui dire qu’il faut trouver une solution, qu’on ne peut pas me laisser comme ça, que ça dure depuis trop longtemps. Mon papa me caresse le front. Il ne fait jamais ça. Comme c’est bon. C’est apaisant, rassurant. Dans sa main, je me sens comme dans mon oreiller de plumes quand je m’endors le soir après une belle journée. Je suis bien. Mais pourquoi je sens tant de désarroi autour de moi ? Peut-être à cause de tous ces «bips» dans ma tête, de ce monde dans lequel je vis et qui les effraie, car ils ne le connaissent pas. Ils devraient voir pourtant que je suis bien malgré tout.

Depuis quelque temps, Sandra ne vient plus. Ça fait comme un vide. Ça me pique dans le bras. J’ai de plus en plus de mal à rêver. Je me sens épuisée, molle. Mes journées sont désemplies. Je n’entends rien d’autre que ces «bips» énervants. Je devrais m’y faire, quand je serai infirmière, j’entendrai souvent des «bips». Tiens… une nouvelle voix dans ma tête. Une grosse voix. C’est un monsieur. Je suis une folle, je suis différente… Je l’entends : «Vous êtes certains ?» dit-il. Ça chouine, encore… «Oui» répond ma maman. Ma maman est aussi dans ma tête ! Pourquoi elle pleure maman ? Où est mon papa ? Je ne l’entends pas…

Je n’entends plus, je vois. Je les observe, ces voix qui étaient dans ma tête. Mon papa, ma maman, Sandra, les chouineuses et le monsieur. Il porte une blouse, ça ne lui va pas du tout. Et Sandra porte un costume d’infirmière ! Je vois leurs gestes au ralenti. Les odeurs dans mon nez, elles sont là. La seule chose que j’entends, ce sont ces «bips, bips, bips». Le truc qui me gênait dans la gorge a disparu. Ça fait du bien.

Soudain, je comprends… Ils veulent me tuer ! Pourquoi ? Pourquoi papa et maman font ces signes de la tête pour dire oui au monsieur en blouse blanche ? Pourquoi ils veulent que tout s’arrête ? Je suis bien moi. J’aime ces journées passées ensemble. J’aime les mercredis quand Sandra me lit une histoire. «Nous ne pouvons plus la laisser souffrir». Mais papa, je ne souffre pas. Je ne peux seulement pas vous voir. Vous croyez que je dors, mais c’est faux ! «Regardez, je vous vois aujourd’hui !» Je réalise que je me vois aussi… Je panique, je ne veux pas partir, mais ce sont les grands qui ont décidé à ma place. «S’il vous plait, s’il vous plait, laissez-moi mes champs de blé ! Je veux courir après les papillons, regarder les étoiles filantes quand il fait doux le soir. Laissez-moi sentir le vent soulever mes cheveux». Ils s’apprêtent à me tuer ! «Maman, tu m’avais promis un globe ! Une belle planète lumineuse que je parcourrai quand je serai infirmière. Qui va soigner les enfants, là-bas, où il n’y a rien ? Pourquoi voulez-vous que je vous quitte ? Je ne veux pas dormir pour toujours. Je suis là, regardez-moi ! Je suis en vie !».

Un trait montait et descendait au rythme des «bips» sur un tout petit écran. Je trouvais ça rigolo. Ça chouinait de plus en plus fort dans cette chambre. Et cette odeur dans le nez, je la reconnais maintenant : c’est de l’éther ! C’est l’hôpital ! «Bip», le trait montait. «Bip», le trait descendait. Le monsieur en blouse blanche a enlevé le truc qui me piquait dans le bras. «Bip», le trait montait. «Bip», le trait descendait.
Ma maman m’a embrassée sur la joue. «Bip», le trait montait. «Bip», le trait descendait. Mon papa m’a couvert à nouveau de sa main douce comme mon oreiller de plumes. «Bip», le trait montait. «Bip», le trait descendait. «Bip», le trait montait. «Bip», le trait descendait. Puis il forma une ligne plate sur un son continu. Et il disparut pour toujours…

© Copyright 2021 Florence DAUPHIN

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Nouvelle écrite dans le cadre du 4e concours du CNFDI. Retrouvez-les contraintes de ce concours ICI.